Cette beauté structurale et ce sens de lhistoire
qui se retrouvent dans tout château japonais se donnent tout
aussi bien à voir dans un vieux temple bouddhiste ou sanctuaire
shintoïste. Toutefois, ladmiration qui saisit à
la vue dun château est différente de ce que nous
ressentons pour un antique édifice religieux. Pourquoi?
Tout dabord, on visite un château pour simbiber
des fumées du passé. Larchitecture très
ornementée, qui trouve sa meilleure expression dans le donjon
central, éveille et entretient bien sûr ce sentiment,
mais latmosphère de déréliction y contribue
bien davantage. Sentiment qua magistralement décrit
Matsuo Basho (1644-1694) dans son célébrissime poème
haïku:
Pour les seigneurs de guerre des temps jadis, le
château était le théâtre lumineux de leur
gloire ou la géhenne danéantissement de leurs
grands desseins, et chaque château a certes son histoire à
conter, qui sera parfois une tragédie shakespearienne de
désastre total. Ainsi, quiconque visite un château
ne manque jamais dêtre saisi par cette bouffée
datmosphère des temps révolus quil diffuse.
Une autre raison qui fait que les Japonais adorent visiter les châteaux
tient au sentiment de communiquer avec les connaissances et les
techniques de ces gens qui vivaient il y a très, très
longtemps. Par exemple, les étroites meurtrières pratiquées
dans les murailles du château pour pointer les arquebuses
ou darder piques et pertuisanes sur lennemi, ou les chicanes
multiples des portes et des passages pour éviter que celui-ci
ne puisse progresser en ligne droite dans les uvres vives
du château : absolument tout, jusquà limplantation
des arbres, concourait à rendre inexpugnable la forteresse.
Et si, malgré ces obstacles, lennemi parvenait à
forcer le passage jusquà une tourelle, ou, scénario
du pire, le donjon central, dautres traquenards lattendaient,
comme ces mâchicoulis par lesquels les assiégés
déversaient sur les assaillants force pierres et matières
incendiaires. Autant daménagements admirables bien
propres à faire ressurgir devant les yeux de lobservateur
quelque peu averti les images des grands seigneurs de guerre des
temps médiévaux et prémodernes jetant, comme
des généraux fous, leurs armées les unes contre
les autres en des affrontements titanesques, autant dailleurs
que les images des ingénieux artisans qui conçurent
et exécutèrent la formidable machine de guerre, et
de politique, quétait le château médiéval.
Mais la principale raison sans doute qui réserve aux châteaux
une place privilégiée au cur des Japonais réside
dans le fait quils constituent le symbole même des populations
vivant dans leur ombre. Le fait éclata avec une belle évidence
lorsquon vit les mouvements populaires sunir, toutes
tendances confondues, pour pousser à la reconstruction de
leur château, dans son intégralité souvent,
ou parfois seulement du gros donjon, réduit en cendres par
les bombardements de la Guerre mondiale de 1945, car ils furent
hélas nombreux à subir ce sort. Et si la tour du donjon
ou autres corps de bâtiments ne pouvait être reconstruite,
et que demeuraient seulement les douves et les remparts de pierre,
lancien site fut toujours aménagé en un vaste
parc offrant, curieusement, au visiteur une formidable atmosphère
de paix et de tranquillité.