On ne vend pas un kimono, mais une pièce de tissu pour kimono, car ici la façon nest rien (la coupe demeure inchangée), le motif du tissu est tout et des motifs sont formidables. Seuls les Japonais étaient capables de maîtriser des techniques dun tel niveau artistique. Pour ma part, jaime particulièrement les belles couleurs éclatantes.
Ketut Rundeg est employé dans un magasin de coupons de tissus de kimonos et de vêtements professionnels, dans la ville de Kuroishi, Préfecture de Aomori, dans le Nord-Ouest de Honshu. Trente-huit ans, cest encore jeune, mais déjà les gens manifestent lexcellente propension à sen remettre à lui pour tout, et on sent quil doit devenir tôt ou tard le patron. En attendant il exerce ses talents à lenseigne de Mikami Gofuku-ten, où se vendent principalement les kimonos, mais également des uniformes pour les écoliers et les différents corps de métier. Au travail, Ketut Rundeg est constamment sur la brèche, à servir les clients, conseiller des produits, ou en tournée de livraison.
Ketut Rundeg est né à Nusadua, sur lîle de Bali, en Indonésie. Bali étant une des destinations touristiques les plus enchanteresses, une fois terminé le lycée il trouva à semployer dans un hôtel dune station de vacances comme moniteur de sports nautiques pour touristes étrangers. Et cest ainsi quil rencontra Yûko, fraîchement débarquée du Japon pour travailler à Bali. Ils se retrouvèrent promptement mariés. Ketut Rundeg avait alors vingt-quatre ans. Ils retournèrent bientôt au Japon pour vivre avec les parents de Yûko, étant entendu quils hériteraient un jour du magasin familial.
Notre première idée avait été de nous fixer à Bali, mais le style de vie y est tellement différent du Japon que je me suis dit que ce serait trop dur pour mon épouse de sy adapter. Il nous a paru plus simple à tous les deux de remonter au Japon, et que ce fût moi qui sadapte à son genre de vie. Quand jy repense, je trouve que javais une solide dose doptimisme pour sauter sur un tel projet.
Le premier gros obstacle qui attendait notre candidat à la vie japonaise ce fut la neige, dont le nord de Honshu nest certes pas avare en hiver. Lui qui navait jamais vu la neige quà la télévision, lélément lui parut mirifique, si ce nest quil sy enrhumait et se prenait des gamelles épiques à mobylette pour faire les livraisons. La neige, ça ne sapprend pas, on la sent ou on ne la sent pas. Cela lui arriva tellement souvent quil apparut rapidement quil ne lui serait jamais possible de faire correctement son travail de cette manière. La solution était évidemment de prendre son permis automobile. Mais comment passer un examen de conduite avec tous ces idéogrammes de kanji à mémoriser?
Heureusement que jétais un fervent de ballades enka, la chanson populaire japonaise version karaoké. Qui a pratiqué le genre sait que les paroles des chansons apparaissent sur lécran, avec la prononciation des kanji dont la couleur change à mesure que progresse la musique sur les paroles. On sait donc toujours où lon en est. Je me remuais furieusement les méninges pour deviner la lecture des mots pendant que je chantais. Et cest ainsi que jai fini par apprendre à lire ces fameux kanji.
Autre challenge épineux : servir le client. Quil sagisse dacheter, et le comportement du Japonais na absolument plus rien de comparable avec celui de lIndonésien. Ce qui ne manqua pas de précipiter Ketut Rundeg dans des abîmes de perplexité.
Si quelquun entre dans un magasin en Indonésie, on peut être sûr que cest pour acheter quelque chose. Autrement, pourquoi pousser la porte du magasin? Apparemment pas au Japon. (En plus quici, les portes glissant latéralement, pratiquement toutes les boutiques sont passées à la porte automatique pour éviter au client lépuisant labeur de lécarter pour entrer). Les gens trouvent tout naturel dentrer avec la seule idée de regarder, senquérir du prix dun article, faire trois petits tours et puis
sen retourner les mains vides. Ce fut un choc (presque aussi violent que de tomber sur la neige avec ma mobylette), et je ne voyais pas très bien comment il me fallait gérer ce genre de situation.
Devant sa propre incapacité avérée à vendre quoi que ce fût, la morosité le gagna bientôt. Mais cest là que les parents de Yûko se montrèrent dun grand soutien au cours de cette traversée du désert marchand. Dans la boutique, il sentretenait tant bien que mal avec ses beaux-parents par le truchement dun tsugaru-ben (le dialecte local) de qualité épouvantable, à foudroyer de rire en plein vol les mouettes sarcastiques. Mais ce fut néanmoins ainsi quil apprit courageusement comment briser la glace (étape plus que partout ailleurs indispensable dans un pays de neige!) avec ces clients qui nentraient pas pour acheter, mais surtout pour se faire courtiser et se laisser nonchalamment guider vers lachat dun kimono plutôt quun autre. Un sourire et une parlote amicale, une plaisanterie, restent les incontournables préludes à la vente dans un pays où tout le monde se connaît. Alors les clients ouvrent leur cur et éventuellement leur porte-monnaie. Toujours heureux de faire le bonheur de son prochain, Ketut Rundeg se mit rapidement à la page, à telle enseigne quen 1997 il raflait déjà un premier prix au Tournoi dÉloquence pour Étrangers en Dialecte de Tsugaru.
Et voici notre Ketut Rundeg passé intarissable bavard joyeux dans cet impossible parler du Honshû du Nord. Les mouettes nosaient plus rire.
Ketut Rundeg est connu comme le loup blanc dans tout le canton. Il anime un programme de la station FM locale, et il est membre exécutif très écouté de lassociation parents-élèves de lécole primaire de sa fille.
Ketut Rundeg vit avec son épouse Yûko, leurs deux filles, les beaux-parents et la grand-mère. Leur foyer est niché au troisième étage de limmeuble du magasin. Il trouve souvent le temps demmener tout le monde aux sources thermales les plus proches, ce qui dans ce pays nest jamais quà un coup de voiture de chez soi. Les parents de ma femme, la grand-mère surtout, ont fait énormément pour mapprendre à me débrouiller dans ce pays, je veux donc leur prouver ma reconnaissance en retour. Grâce à toute la famille, mon épouse en premier, la vie au Japon mest agréable.
Durant tout lentretien, le sourire ne désertera pas un instant le visage de Ketut Rundeg. Heureux comme un Balinais dans la neige peut-on affirmer sans rire désormais. Preuve que là où existe le lien familial, cest-à-dire le souci de lautre, les différences culturelles sévanouissent. ![](../../../common/images/mark_ni.gif)
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Malin comme Ulysse, Ketut Rundeg ne met pas ses ufs dans le même panier : il dirige une petite boîte à bachot offrant préparation aux examens, divers cours de langues, rattrapages et perfectionnement pour les enfants de primaire, collège et lycée.
Ketut Rundeg et son épouse Yûko. Le magasin vend également des produits de beauté, que le couple saccorde pour considérer comme le meilleur choix de tout le Japon, et également des T-shirts et des batiks.
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