![](../../../common/images/spacer.gif) |
NIPPONIA No.20 15 mars 2002
|
|
Reportage spécial*
Technologie et âme japonaise
Depuis la Deuxième Guerre mondiale, le Japon a réalisé tambour battant une croissance économique sans précédent dans l'histoire, développant un faisceau de technologies nouvelles suscitant la curiosité en même temps que l'admiration des peuples de toute la terre.
Qu'est-ce qui a bien pu permettre au Japon de se muer de la sorte en géant technologique? Chercher des réponses à cette grande question nous amène à établir une analyse de l'état d'esprit japonais.
Texte : Aida Yutaka, professeur à la Faculté d'Information Environnementale, Université de Keio.
Crédit photographique : JTB Photo
![japanese](../images/ja_text.gif)
La première automobile japonaise à croiser sur une autoroute des états-Unis n'avait qu'un petit moteur de 1000 cc. Son conducteur avait beau tenir le champignon désespérément écrasé au plancher, la guimbarde rechignait à prendre assez d'allure pour s'intégrer au flot de la circulation. Le moteur était tellement bruyant que toute conversation était impossible à moins d'être tonitruante. Lorsque le conducteur réussit finalement à imprimer à son véhicule un élan suffisant pour s'intégrer dans le flot de voitures, ce fut pour constater que son volant avait commencé à vibrer. De tremblement désagréable le mouvement s'était mué en secousses furieuses qui se propagèrent bientôt à tout le véhicule. À telle enseigne qu'il devint bientôt difficile de tenir le volant en main. Et puis soudain le champ visuel lui fut ravi par le capot venu flotter devant son pare-brise : incapables de résister aux vibrations ses fermetures venaient de sauter. En fait, moteur et carrosserie venaient d'entrer en résonance, un phénomène exécrable que nul conducteur souhaite ne jamais rencontrer.
Un petit moteur ne peut développer assez de puissance pour les grandes vitesses, à moins que son vilebrequin ne tourne très vite. Mais monter en régime génère énormément de bruit. Dans une grande voiture, il y a toujours suffisamment de place pour isoler l'habitacle et tenir les bruits en respect, avantage qui est dénié à la petite voiture. La tâche en présence pour les constructeurs automobiles japonais passait manifestement par la mise au point d'un moteur plus rapide qui soit aussi plus silencieux.
Restait l'autre gros problème, celui de la résonance, auquel il fallut aussi s'atteler. Cela revenait à redessiner une carrosserie d'un type entièrement nouveau. Armés de leur crayon, les créateurs automobiles et les techniciens se lancèrent dans des trains d'essais aussi rigoureux qu'interminables, guidés par le verdict de l'essai-erreur, ajoutant modification sur modification jusqu'à ce qu'ils obtiennent une voiture compacte au comportement aussi satisfaisant que celui d'une grande.
J'ai pu rencontrer certains des techniciens qui planchèrent sur ce projet de développement il y a bien des années. Et je n'oublierai jamais ce que me dit l'un d'eux : En ce temps-là, beaucoup de ménages japonais avaient des pièces qui ne mesuraient guère plus de quatre tatamis et demi, à peine quelques mètres carrés. Pour vivre le moins inconfortablement possible dans ces espaces confinés, les gens déployaient des trésors d'imagination pour utiliser chacun de ces précieux décimètres cubes qui leur étaient si chichement impartis. Bref, tout le monde avait développé l'esprit-4-tatamis-et-demi, attitude mentale que nous appliquions tout naturellement à la création d'une voiture compacte. Mais résoudre un problème avant d'aborder le suivant ne donnait rien. Il nous fallait toujours garder soigneusement une vue d'ensemble de tous les détails tandis que nous uvrions à la solution finale : notre but n'était-il pas de créer une petite voiture qui eût été aussi confortable et facile à conduire qu'une grosse? Il en a fallu de la patience, mais nous y sommes finalement arrivés.
Des années plus tard, alors que j'étais à réunir des informations pour un article sur l'industrie des semi-conducteurs, j'entendis formuler une remarque similaire. Toute entreprise japonaise vise au rendement 100% pour ses chaînes de production, donc à un taux d'erreur de 0%. En Occident, un directeur d'usine considère comme acceptable un certain pourcentage de défauts, pourvu qu'il reste suffisamment bas. Par exemple, il pose que, dès lors que la production industrielle des semi-conducteurs implique des centaines d'étapes, le taux de défaut zéro ne pourrait être atteint que dans un monde parfait.
Or c'est ce monde parfait que visent délibérément les techniciens japonais. Intrigué par cette différence d'attitude, j'ai demandé à un technicien japonais ce qu'il en pensait. Et voici quelle fut sa réponse. Les usines japonaises s'efforcent d'atteindre l'idéal promu par le grand philosophe chantre de l'agronomie Ninomiya Sontoku (1787-1856). Ce dernier prônait que les cultivateurs devaient viser aux plus hauts rendements possibles. Plus vous prendrez soin des plants de votre rizière, plus abondante sera votre récolte de riz, assénait-il aux paysans. Des siècles durant, les Japonais furent dépendants de leur production rizicole, le cultivateur efficace était donc proposé en idéal à tous les sujets de l'empire. Et aujourd'hui encore, ce système de valeurs, s'il a déserté la physiocratie pure, s'étant propagé aux usines fabriquant des produits de haute technologie tels que les semi-conducteurs ; cela explique cette éternelle, et férocement compétitive, quête de pureté : le Graal du défaut zéro.
évidemment, c'était là une explication. De toute manière, il ne fait aucun doute que les dispositifs à mémoires sur semi-conducteurs made-in-Japan furent capables de dominer le marché mondial en raison même de leur faible pourcentage de défauts.
Ce nonobstant, les cultivateurs doivent uvrer de concert en tant que groupe. Dans un village rural, disons de cent foyers, si telle famille de cultivateurs décide tout à coup, par nonchalance, d'ignorer les insectes déprédateurs dans leur rizière, ceux-ci se multiplieront et se propageront inévitablement dans toutes les rizières voisines. Résultat, les quatre-vingt-dix-neuf familles courageuses seront pénalisées de récoltes exécrables par l'incurie d'une seule. Cet exemple montre pourquoi une société essentiellement rizicole a tendance à étouffer les traits d'individualisme cadrant mal, ou contrecarrant le projet que l'ensemble de la communauté s'est défini.
Le problème est que le fait de travailler comme élément d'un groupe donné peut inhiber toute velléité de développement d'un nouveau produit. À quoi bon faire dépasser sa tête du lot et essayer de faire quelque chose de différent, si personne d'autre dans la communauté ne fait de même? En Occident, les développeurs sont portés par l'idée, largement partagée par le groupe social, que s'ils peuvent imaginer quelque chose de nouveau, et que si, par leurs propres efforts, ils créent quelque chose que personne n'avait jamais pu concevoir, tout le bénéfice en rejaillira sur leur personne. Au Japon, les gens ne sont pas motivés suivant le même schéma. Le grand défi auquel le Japon doit faire face au XXIe siècle est d'embrasser deux attitudes mentales apparemment contradictoires : un respect pour les valeurs traditionnelles d'une société agricole communautaire et efficace, d'une part, et le désir de laisser s'épanouir la créativité individuelle, d'autre part. ![](../../../common/images/mark_ni.gif)
![japanese](../images/ja_text.gif)
Note : Ninomiya Sontoku soulignait les mérites de l'agriculture. Au cours de la première moitié du XIXe siècle il s'attacha à démontrer comment les récoltes pouvaient être améliorées au prix d'un labeur acharné, d'épargne et de coopération. Ses méthodes aidèrent à relever l'économie des villages ruraux. Né dans une famille de cultivateurs modestes, il manifesta dès l'âge le plus tendre un prodigieux appétit pour apprendre. Son dévouement et ses réalisations lui ont gagné l'admiration de nombre de Japonais qui continuent de le citer en exemple.
|
![](../../../common/images/spacer.gif) |