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NIPPONIA No.31 15 décembre, 2004
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Bestiaire du Japon
Pêche au cormoran traditionnelle, ou l’adresse et la beauté planant sur les eaux
Texte : Kani Hiroaki
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Cette variété de cormoran de mer migre vers différentes zones littorales d’Asie orientale. Longueur du corps : env. 80 cm; poids, env. 3 kg. (Photo : Maki Hirozo)
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L’antique méthode japonaise d’attraper les poissons d’eau douce avec les cormorans est connue dans le monde entier. Un lieu pour assister à cette pêche est un tronçon du cours de la Nagara dans la partie nord de la ville de Gifu. Gifu est à quelque 30 km au nord de Nagoya, avec d’excellentes communications par rail et par route entre ces deux villes.
Le japonais u-kai a deux significations : l’élevage du cormoran apprivoisé et la pêche au cormoran en eaux douces. Ces oiseaux se trouvent dans la plupart des régions de la planète, à l’exception du Pacifique central. C’est sur l’observation de cormorans coureurs (incapables de voler) des Îles Galapagos que Darwin avait élaboré sa théorie de l’évolution. Les cormorans sont très utiles en raison de leurs déjections à haute teneur en phosphate, excellent engrais, et en outre, le Japon et la Chine les utilisent pour la pêche.
Le Japon possède une ligne côtière très longue, et il fut un temps où les forêts recouvraient les terres, offrant l’habitat idéal pour les cormorans de rivière et de mer. Ces derniers migraient dans toutes les régions du Japon, à l’exception du nord du Honshu et du Hokkaido, traversant les mers aux lames furieuses pour installer leurs quartiers d’hiver en attendant le retour du printemps. Les cormorans de rivière, par contre, habitaient de nombreuses régions du Japon mais avaient plutôt tendance à la sédentarisation. L’on trouve au Japon beaucoup de noms de famille et de lieux s’écrivant avec l’idéogramme du “cormoran,” ce qui atteste combien Japonais et cormorans partagent une histoire déjà longue.
Ainsi, retrouve-t-on aussi haut que le VIe siècle des représentations d’une pêche au cormoran, tandis qu’un document chinois du VIIe siècle signale cette pratique. Et depuis ce temps l’on a dénombré plus de cent-cinquante sites du Japon où se trouvait pratiquée la pêche au cormoran. Personnellement, je suis enclin à penser que bien avant les VIe~VIIe siècles, cette méthode de pêche avait abordé le Japon depuis la Chine, en même temps que d’autres techniques, la riziculture par exemple, qui s’étaient répandues dans l’archipel.
Toutefois, aujourd’hui, la pêche au cormoran n’est plus pratiquée que sur une douzaine de sites seulement du Japon, et encore, sa principale motivation n’est plus la capture du poisson, mais bien l’attraction touristique. Ceci dit, le site rêvé pour observer une pêche au cormoran reste la Nagara à Gifu, où elle se pratique annuellement pendant 158 jours, du 11 mai au 15 octobre. Les oiseaux utilisés sur la Nagara sont en fait des cormorans de mer, tenus pour plus malins à attraper le poisson que leurs cousins d’eau douce. Ils sont capturés avant l’âge de 2 ans sur la côte de la Préfecture d’Ibaragi, puis transportés en Gifu et dressés pour la pêche qu’ils feront pendant le reste de leur vie.
Le cormoran plonge sous l’eau, attrape un poisson dans son bec, refait surface, et ensuite d’un coup de tête retourne le poisson afin de l’engloutir d’une pièce par la tête. Son long bec crochu bâillant jusqu’à 70~80 degrés peut gober des poissons allant jusqu’à 35 cm. Reste à éviter que le poisson ne disparaisse dans l’estomac vorace, un petit collier de chanvre passé à la base de son cou, le kubiyui, y veillera. Lorsque le maître-cormoran voit qu’un de ses pensionnaires a le cou gonflé, il le saisit et lui fait dégorger son poisson d’une une ferme pression sur la gorge. Eu égard à toute cette peine déployée en vain, le mot u-kai (pêche au cormoran) désigne également l’exploitation des ouvriers par le patron ! En fait, le maître-cormoran est assez magnanime pour ne pas serrer trop le collier en sorte que le menu fretin puisse passer dans l’estomac de son pensionnaire. Le calcul est le suivant : un collier plus serré maintiendrait le pauvre cormoran dans un état d’affamement qui lui ferait accélérer son rythme de travail, mais au risque de l’épuiser trop rapidement durant ses “heures de prestation”, et donc de lui écourter l’existence. Le cormoran ne vivra que cinq ans s’il doit “trimer” toute l’année, mais dans des endroits aussi célèbres que la Nagara, on leur accorde de longs congés et on les soigne bien afin de les tenir en vie de quinze à vingt ans.
À la nuit tombée, l’embarcation quitte la rive, équipée d’un feu de torchère, à la fois pour attirer le poisson et pour éclairer le théâtre des opérations. Le chef de l’équipe de pêche, le u-sho, retient ses oiseaux dans le cercle de lumière de la torchère à l’aide d’un faisceau de minces laisses de plus de trois mètres de long, les te-nawa, en brins de fibres de cèdre blanc torsadées dans le sens horaire. Un morceau de fanon de baleine est fixé à l’extrémité pour éviter aux volatiles de s’emmêler. (En Chine, l’on utilise le serre-col, le collier pour serrer le cou, mais non la laisse ; les oiseaux peuvent aller et venir librement pour chercher le poisson). La te-nawa est torsadée de manière extrêmement ingénieuse en sorte que si le cormoran restait accroché sous l’eau, son u-sho pourra défaire les brins en la tournant dans le sens antihoraire, ce qui la désagrège et libère immédiatement le cormoran. Car l’oiseau se noierait irrémédiablement s’il restait plus de trois minutes sous l’eau. Sur la Nagara, le u-sho tient ainsi dans sa main gauche douze te-nawa, une pour chaque oiseau. Et il faut admirer la magie de son coup de main droite pour éviter que ne s’embrouillent les laisses.
Expérience, intuition, et confiance dans ses cormorans. Le u-sho doit posséder ces trois qualités, car c’est ce qui lui permet de jongler si expertement avec son faisceau de laisses, et qui fait que la pêche au cormoran est si fascinante à observer. Autre ravissement pour les yeux : alors qu’aujourd’hui tout le monde utilise des équipements de pêche ultra-modernes, des cordes et filins de fibres synthétiques, le u-sho s’en tient à des cordes en fibres de cèdre blanc et autres outils traditionnels. Le Japon est célèbre pour ses artisanats anciens, et vous pourrez en observer certains en pleine action au cours de la saison de la pêche au cormoran.
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